La chanson de CRAONNE
Il existe plusieurs et légères variantes. Les paroles les plus connues ont été publiées par Raymond LEFEBVRE en 1919 dans « La Guerre des soldats ». Il y a celle, en 1934, avec quelques petites nuances, de Paul VAILLANT-COUTURIER parue dans le journal « Commune ».
Il y a, en 1937, la variante de Henry POULAILLE, écrivain anarchiste , qui combattit sur le Chemin des Dames. Elle est parue dans « Pain de soldat: 1914-1917 ». Cette chanson fut en réalité composée en 1915. Elle évoquait, alors, le secteur sanglant de Lorette, en Artois. Il était ensuite facile de l’adapter aux circonstances en remplaçant LORETTE par CRAONNE.
Normalement le nom du village se prononce Crone, même s’il s’écrit Craonne (comme d’ailleurs la ville de Laon qui ne se prononce pas La-on). Ce sont les poilus qui ajoutèrent le a pour rétablir le nombre de pieds du vers.
Cette chanson est anonyme, mais on pense qu'elle pourrait avoir été inventée par un soldat du midi. Durant la guerre de 14-18, elle fut apprise par cœur. Elle fut répandue oralement de manière clandestine. Elle est calquée sur la musique de Charles SABLON composée en 1911 pour une chanson d'amour " Bonsoir m'amour ",procédé relativement courant pour les chansons populaires.
La « Chanson de Craonne » est le cri de lassitude des combattants français. La situation au front semblait alors bloquée: la « guerre de position » pratiquée dans les tranchées par tous les pays dans le nord de la France ne donnait aucun résultat. Les soldats vivaient dans des conditions terribles et mouraient par dizaines de milliers chaque mois. Cette chanson de « poilus » est un souvenir de ce qu'a été la Première Guerre mondiale: la vie des soldats dans les tranchées y est décrite, les sentiments des soldats apparaissent nettement. C'est aussi un témoignage de la remise en cause de la guerre par les soldats à partir de 1917 ou, en tout cas, de la remise en cause de l'Etat-Major.
Elle est surtout connue pour avoir été entonnée par les soldats qui s'étaient mutinés dans une cinquantaine de régiments de l'armée française. Ces mutineries survinrent après l'échec de l'offensive meurtrière et désastreuse du Chemin des Dames, offensive orchestrée par le général NIVELLE. Ces mutineries, appelées aussi « grèves des attaques » débuta le 2 mai. La répression politico-militaire qui s’en suivit, déclencha une vague de "fusillés pour l’exemple". Elle fut terrible. Elle visa pas moins de 30000 mutins ou manifestants. Il y eut 3427 condamnations, dont 554 à mort dont 57 exécutions.
On raconte que, mais cela n'a jamais été prouvé, que le commandement militaire aurait promis un million de francs or et la démobilisation à quiconque dénoncerait l'auteur.
Cette fameuse offensive fut lancée le 16 avril 1917. Dès le premier jour, l'échec fut évident. L'armée française n'avait gagné que 500 mètres alors que l'Etat-Major avait promis 10 kilomètres !Malgré cet échec, l'Etat-major s'entêta et relança l'offensive à plusieurs reprises. Toutes les nouvelles tentatives furent aussi vaines que la première: les gains territoriaux étaient minimes alors que les pertes humaines étaient considérables. Du 16 au 30 avril, l'armée française perdit 147 000 hommes dont 40 000 morts. Prévenus de l'attaque, les Allemands avaient eu le temps de consolider leurs défenses dans ce secteur. Ils avaient dégarni leurs premières lignes, laissant seulement quelques points de résistance pour ralentir l'avancée française. Ils avaient regroupé l'essentiel de leurs troupes à l'arrière, hors de portée de l'artillerie française. Celle-ci ne détruisit que des positions abandonnées par l'ennemi. L'infanterie française se heurta lors d'une progression particulièrement pénible le long d'une pente escarpée et boisée, parsemée de grottes, à des troupes allemandes beaucoup plus fraîches.
Le plateau de CRAONNE fut l'un des secteurs les plus disputés à l'Est du Chemin des Dames. .Au moment de l'assaut, les soldats français devaient franchir, par vagues, à découvert un marais sans fin, puis escalader une pente abrupte. Mais comme l'artillerie française n'avait pas réussi à détruire les emplacements des mitrailleuses allemandes, les « poilus » se retrouvèrent pris sous un feu croisé qui les massacra.
On comprend mieux les raisons de la mutinerie et l'effet que les paroles de la chanson pouvaient avoir...et aussi sur la colère de l'Etat-major. La lassitude, le sentiment d'être sacrifiés inutilement furent à l'origine des premières grandes mutineries au sein de l'armée française depuis le début de la guerre.
Paroles diffusées par Raymond Lefebvre |
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Quand au bout d'huit jours le r'pos terminé C'est malheureux d'voir sur les grands boulevards |
La chanson souligne les rancoeurs qui se développent entre soldats du front et ceux de l'arrière: ("c'est malheureux de voir sur les grands boulevards tous ces gros qui font leur foire"). Ce sont les fameux " embusqués " ( ceux qui ont réussi à échapper à la mobilisation ou, en tout cas, à la présence au front, grâce à leurs relations). Ce sont aussi les " profiteurs de guerre " ( industriels, commerçants... qui s'enrichissent à la faveur du conflit ). Ces comportements scandalisent les soldats du front qui risquent leur vie tous les jours.
On observe la présence de deux termes de l'argot du front: les " civelots " (civils protégés) opposés aux " purotins " (fantassins exposés). « Purotin » est un mot populaire et vieilli qui signifie « Homme dans la purée, dans la misère », littéralement « qui est dans la purée ».
On se trompe parfois sur la véritable signification de la « Chanson de CRAONNE ». Pour beaucoup, même des historiens, elle est classée parmi les chants révolutionnaires, diffusés après guerre, essentiellement par le Parti Communiste Français ou des anarchistes..
C'est sans doute vrai. Cependant beaucoup d’anciens combattants de 14-18 la chantaient occasionnellement même lors de leurs rencontres,après les commémorations. Pourtant ils étaient à patriotes, fiers de leur participation à la guerre, de leurs décorations. Ils la chantaient par souvenir des souffrances endurées, par esprit de groupe. Par cette chanson, ils se souvenaient, entre eux, des souffrances endurées que personne, dans leur entourage, ne pouvaient comprendre.
Les paroles n'ont-elles été radicalisées après guerre par l’extrême gauche. La variante de 1934 n'est guère différente de celle de 1919. La haine contre les « profiteurs » et les « embusqués » qui avaient laisser tuer leurs camarades dans les tranchées était partagée par tous les anciens combattants de tout bord politique.
Aujourd’hui, le village de Craonne est reconstruit à côté de son site original. Tous les jours des ossements ou des objets personnels remontent à la surface du grand charnier,